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Rêves


CREATION SONORE

MEMOIRE DE RECHERCHE

Durant la dernière année à l’ENSATT, chaque étudiant travaille sur un mémoire de recherche et de création. J’ai choisi de m’intéresser aux problématiques de retranscription sonore du rêve.

Le rêve est omniprésent au théâtre puisque chaque pièce fait appel à l’imaginaire du spectateur. Je me suis intéressée ici non pas au fait de faire rêver le spectateur, mais à la retranscription d’un récit onirique.


Quels sont les mécanismes du rêve et que peuvent-ils apporter à sa retranscription ? Existe-t-il des codes ou des outils spécifiques pour l’évoquer ? Y a-t-il des dispositifs mieux adaptés que d’autres ? Qu’est-ce-que le son peut prendre en charge ?


J’ai tenté de répondre à ces diverses questions au travers d’une recherche théorique puis expérimentale, disponible sur demande dans mon mémoire écrit.

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Voici la pièce sonore proposée lors de ma soutenance de restitution.
Elle était conçue pour une diffusion dans un espace scénique comportant une dizaine de haut-parleurs, de l’image vue au travers d’un jeu de miroirs, et le texte ci dessous vidéo-projeté.

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Texte inspiré de Plongée dans la vie nocturne… de Henry Miller

Note : J’ai élaboré ce texte à partir d’extraits issus du texte original que j’ai réagencés et parfois très légèrement modifiés, de manière à obtenir un récit efficace et un format adapté à la soutenance.

« Je suis dans une petite chambre très étroite, étendu sur un lit très haut. Il y a trois pièces en enfilade, comme dans un wagon. Je suis couché dans la chambre du milieu, où il y a une bibliothèque en noyer et une coiffeuse. Par la fenêtre, j’aperçois Montréal. À travers les poutres du pont, chassées par le blizzard aveuglant, volent les étincelles. On jette l’ancre.

Soudain, je sens une main sur mon épaule. On me secoue vigoureusement. Me voici dans une chambre froide et obscure. Le lit touche presque au plafond. J’entends le grondement des trains, le bondissement rythmé, régulier, des wagons sur le pont de fer gelé ; j’entends le souffle court, étranglé, de la locomotive, comme si l’air était piqueté d’éclats de givre.

J’ai un énorme trou dans le flanc, un trou net sans une goutte de sang. Je ne sais plus qui je suis, ni d’où je viens, ni comment je suis ici. La pièce est très petite et mon lit est tout près de la porte. J’ai la sensation que quelqu’un est sur le seuil, à me regarder. Je suis pétrifié de terreur.

Quand je lève les yeux, je vois un homme debout sur le seuil. Il porte un derby gris, planté de travers sur sa tête. Il a la moustache pendante ; il est vêtu d’un costume à carreaux. Il me demande mon nom, mon adresse, ce que je fais et où je vais et ainsi de suite. Il me pose d’innombrables questions indiscrètes, auxquelles je suis incapable de répondre, d’abord parce que j’ai perdu ma langue, ensuite parce que je ne peux pas me rappeler quelle langue je parle. « Pourquoi ne dites-vous rien ? » dit-il, en se penchant vers moi en ricanant, et saisissant sa canne de rotin, il me perce un trou dans le flanc. De mes deux mains, j’essaie de me desserrer les mâchoires, mais les dents sont bloquées. Mon menton s’effrite comme de l’argile sèche, laissant le maxillaire à nu. « Parlez ! » dit-il, avec ce sourire cruel et railleur, et reprenant sa canne, il me perce le flan d’un deuxième trou.

Dans ma main, les débris d’argile sèche tombés de mon menton, mes dents sont plus verrouillées que jamais ; je respire par les trous dans mon flanc. Les trains s’élancent sur la rivière glacée en guirlandes de feu.

Me voici au pont de Brooklyn. Je suis planté comme d’habitude, à attendre que le tram tourne le coin. La ville halète dans la sueur de l’après-midi. Du haut des gratte-ciel, sortent des panaches de fumée, doux comme les plumes de Cléopâtre. L’air est étouffé, les chauves souris battent des ailes, le ciment se ramollit, les rails de fer s’aplatissent sous les larges rebords des roues de tramways. La vie est écrite en caractères de douze pieds de haut, avec paragraphes, virgules et points-virgules. Le pont oscille sur les lacs de gazoline au dessous.

Au moment de m’asseoir, je vois un homme que je connais, debout sur la plate-forme arrière, un journal à la main. Son chapeau de paille est rejeté sur sa nuque, son bras est appuyé sur le frein de cuivre du conducteur. Derrière ses oreilles, le réseau des câbles s’étend comme les cordes d’un piano. Son canotier est juste à la hauteur de Chambers Street ; il est posé comme une tranche d’oeuf sur les épinards verts de la baie. J’entends le déclic de l’engrenage glisser contre le bout de soulier du conducteur. Les fils télégraphiques bourdonnent, le pont gémit de joie. Sur le siège devant moi, deux petits bouts de caoutchouc, comme les touches noires d’un piano. De la forme d’une gomme à peu près. Deux machins choses élastiques pour amortir les chocs. Coup sourd d’un marteau de caoutchouc frappant un crâne de caoutchouc.

Le paysage est désolé. Ni chaleur, ni agrément, ni humidité, ni densité, ni opacité, ni numérateur, ni dénominateur. C’est comme un journal du soir qu’on lirait à un sourd-muet debout sur un porte-chapeau une feuille de palmier à la main. Dans tout ce pays desséché, aucun signe de la main de l’homme. Rien qu’un grand œil rond fixant toute âme errante et que la pluie délave. Une toute petite promenade en tram et me voici dans un désert d’épines et de cactus.

Au milieu du désert, un établissement de bains, et dans l’établissement, un cheval de bois avec une scie posée en travers. Une femme que j’ai connue se dresse au milieu du désert comme un rocher de camphre. Son corps a le fort et blanc arôme du chagrin. Elle se dresse, stature qui dit adieu. Elle est là, me dominant de la tête et des épaules, sa croupe est d’une coulée grandiose et d’une taille disproportionnée. Tout est disproportionné – mains, pieds, cuisses, chevilles. C’est une statue équestre sans cheval, fontaine de chair réduite aux proportions d’un œuf de mammouth. Dans la salle de bal de sa chair son corps chante comme du fer.

Dominant la floraison des cactus, la ville est suspendue la tête en bas, et ses hommes gris et décharnés grattent les cieux de leurs bottes à éperons. Au milieu du désert, j’attends le train. Dans mon cœur, une petite cloche de verre, et sous la cloche un edelweiss. Tous mes soucis se sont dissipés. Même sous la glace, je sens la floraison que la terre prépare pendant la nuit.

Enfoncé dans le luxueux fauteuil de cuir, j’ai la vague impression que je voyage sur une ligne allemande. Je suis assis près de la portière, et je lis un livre. Les mots sont incompréhensibles. À Darmstadt, nous descendons un moment pendant qu’on change de machine. Le hangar de verre se transforme en une nef supportée par de noires poutres ajourées. La sévérité du hangar de verre ressemble beaucoup à mon livre – quand il était ouvert sur mes genoux, montrant ses côtes. Dans mon cœur je sens fleurir l’edelweiss.

Soudain, me voici au bord de la mer, sans que je me souvienne que le train se soit arrêté. Aucun souvenir même qu’il soit reparti. Projeté sur le bord de l’océan tout comme une comète.

Tout est sordide, camelote, mince comme du carton. Un Coney Island de l’esprit. Baragouin, baragouin, et dominant tout dans un mugissement étouffé arrive le souffle continu et le tonnerre des vagues, ronflement poussif, prolongé, ininterrompu, adénoïde, qui étale une sorte de catarrhe visqueux sur tout le sale bazar. Derrière les devantures de carton, les vagues labourent la nuit de leurs lumineuses dents argentées. Tout glisse et s’émiette, tout étincelle, titube, tinte et titille… Le monde est devenu un labyrinthe mystique, érigé au cours de la nuit par une nuée de menuisiers. Tout est mensonge, tout est truqué. Carton-pâte.

Je marche le long de la plage océane. Le sable est jonché de mollusques humains, qui attendent qu’on écarte leurs coquilles. Dans le grondement et le tumulte des vagues, leur mesquine angoisse passe presque inaperçue. Les lames les heurtent, les lumières les assourdissent, la marée les noie. Ils gisent derrière la rue de carton, dans la nuit aux couleurs d’onyx, et ils écoutent rissoler les saucisses. Tout ce qui se tient debout, ce qui glisse, roule, dégringole, tournoie, tire, titube et oscille et s’émiette est fait d’écrous et de boulons. Le monarque de l’esprit est une clé anglaise. Souveraine puissance du carton-pâte.

Les mollusques se sont endormis, les étoiles s’éteignent. Le matin monte comme un toit de verre sur le monde. L’océan vitreux ondule dans les profondeurs, sommeil paisible et transparent. Il ne fait ni jour ni nuit. C’est l’aube qui chemine en vagues courtes, avec un battement d’ailes d’albatros. Les sons qui me parviennent sont ouatés, feutrés, assourdis, comme si le labeur de l’homme s’accomplissait sous l’eau. Je sens la marée refluer sans avoir peur d’être aspiré ; j’entends les vagues clapoter sans avoir peur de me noyer. Le ciel n’en finit pas, aucune limite entre la terre et la mer. J’avance à travers écluse et abîme. Je ne sens rien, je n’entends rien, je ne vois rien, je n’éprouve rien. Sur le dos ou sur le ventre, de travers comme le crabe ou en spirale comme l’oiseau, tout est béatitude duveteuse et indéterminée.

Et puis un soir je me suis réveillé et j’ai entendu le sifflement du train. »

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